Je ne suis pas du tout assidu des posts publics sur Linkedin mais, en avril dernier (2019), le hasard a voulu que je tombe là-dessus :
L’expérience visiteur au coeur du dispositif muséal
L’auteure y interviewe la responsable multimédia et contenus de la Monnaie de Paris au sujet de la médiation numérique de l’institution.
Lisez et revenez-moi pour en discuter…
J’ai voulu réagir à cet article, non qu’il soit sujet à critique sur la forme ou le fond, car il est instructif des tendances en matière d’intentions dans la médiation, mais plutôt en cela qu’il illustre une situation problématique à laquelle j’ai souvent été confronté en tant que directeur de création et patron de studio multimédia. J’ai publié un court commentaire à cette occasion, mais voici la version longue (trop longue pour Linkedin) que je souhaitais partager…
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Bon. Permettez-moi un commentaire oblique sur ce sujet, qui ne concerne pas particulièrement la Monnaie de Paris mais le point de vue de cet article. En cela, je ne sais pas s’il s’adresse plutôt à l’interviewée ou à l’intervieweuse – peut-être aux deux mais peu importe : je voudrais seulement souligner un problème récurrent dans le discours critique sur les réalisations numériques.
On lit bien, dans le texte, la réflexion et la stratégie du déploiement en question. C’est un article court : on ne peut pas y décrire en détail tous les tenants et aboutissants du dispositif. S’en dégage tout de même une image assez claire de l’ambition du projet ainsi que de sa modernité, dans l’environnement en pleine évolution de la médiation numérique.
Ce qui me semble problématique, c’est qu’on en parle de manière complètement désincarnée. On complimente une réalisation mais elle ne s’est pas auto produite : il y a des forces créatives derrière, et elles méritent ces louanges.
Le Numiscope est « un très beau travail » ? Mais à qui le doit-on ? Il n’y a pas que le collectif dans la vie : tout le monde peut donner son avis, mais une réalisation qui fonctionne est encadrée, depuis la conception jusqu’à la réalisation, par des intervenants d’expérience et d’idées. Pourquoi ne pas les citer ?
En 25 ans de métier, j’ai toujours dû lutter contre le fantasme généralisé que les créations numériques, particulièrement en milieu muséal, apparaissent spontanément – qu’on les doit aux bonnes prières des conservateurs, commissaires, muséographes et autres responsables multimédia ayant intercédé à bon escient auprès de forces occultes et non identifiées.
Eh non : il y a des gens derrière tout ça, des créatifs indispensables, et pas du tout interchangeables, qui signent leurs productions – prenez-en d’autres et les résultats seront différents. En d’autres termes, l’identité du dispositif global, sa nature et son efficacité sont entièrement dues à ces équipes de conseils, concepteurs, chefs de projets, designers graphiques, motion designers, designers sonores, game designers, développeurs créatifs, etc. qui interviennent depuis les prémisses du projet jusqu’à sa finalisation. Il ne s’agit pas de dérouler le générique à chaque interview, mais il serait bon de 1) rappeler que tout ça ne s’est pas fait tout seul et 2) désigner les principales entités en présence : ce serait utile à la communauté, qui se pose la question ou tout au moins le devrait, et légitimement attendu par les acteurs du projet – l’envie de reconnaissance n’est pas honteuse, n’est-ce pas Linkedin ?
Pourrions-nous vanter les mérites d’un nouveau bâtiment sans en nommer l’architecte ? Ici c’est pareil : il faut maîtriser tous les enjeux éditoriaux, fonctionnels, techniques et esthétiques pour porter les intentions muséographiques, intégrer les contraintes et tirer parti des opportunités d’innovation. Si le résultat mérite d’être salué il faut se débrouiller pour dire qui on salue, sauf à prétendre qu’il n’y a personne derrière – ou qu’on ne pourrait pas tous les nommer, ce qu’on entend souvent et qui sert un peu trop volontiers le « c’est moi qui l’ai fait » de certains responsables.
Fin du texte. Sur Linkedin mon commentaire (et la réponse qu’on me fit) apparaît plutôt sur le post annonçant l’article (login potentiellement demandé) que sur l’article lui-même.
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Quand, dans les années 90, il s’est agi de structurer l’équipe qui allait occuper le terrain pour ces nouveaux projets où se croisaient culture et technologie, il a bien fallu imaginer des rôles et concevoir des méthodes. C’était d’ailleurs passionnant et nous, chez Hyptique, étions connus pour notre analyse et la rationalisation des tâches, toutes collaboratives et pratiquement toutes créatives, que nous avions développées et que nous faisions évoluer tandis que les pratiques et le marché du multimédia tendaient à se stabiliser.
Dans ce contexte, un mot avait rapidement émergé comme la clef nécessaire à la compréhension de tout ça : l’interdisciplinarité. Le modèle le plus proche de nous était celui de la production cinématographique, où l’on retrouvait les principes d’équipe et de synchronisation. Nous nous en servions pour nous en distinguer, dans une démarche d’identification par l’absurde, en quelque sorte. Ici, l’enjeu de l’interdisciplinarité était suffisamment fort pour solidariser toutes les forces en présence, au détriment des notions d’auteur et de réalisateur qui s’en trouvaient proportionnellement diluées.
Tous contribuaient, à différents degrés, à une création interactive qui était le fait des artisans du texte, de l’image, du son et du code – mais d’aucun interacteur. Le design interactif, qu’on évoquait la première fois lors de numer.00*, était une charge partagée. L’interaction des médias était le fruit de l’interaction de leurs créateurs. Tour de Babel ? Au contraire : imbrication des savoir-faire, interpollinisation des compétences, échanges de méthodes – interdisciplinarité. Comme dans toute œuvre collective, le résultat était la somme des contributions de chacun mais n’était contrôlé par aucun. Les choses ont un peu évolué depuis, les méthodes se sont plus ou moins stabilisées, mais on reste dans la même logique de création distribuée.
Je pense que cette anonymisation est largement responsable du fait qu’on nous oublie le plus souvent au moment de dévoiler ou de décrire nos créations. Dans notre monde où la visibilité est une fonction de l’ego, il n’y a personne (patron mis à part, considéré comme un commercial et généralement peu écouté) pour réclamer la lumière, et personne dans le rôle de l’artiste démiurge qui pourrait y paraître. Alors on nous planque sous le tapis, d’un coup de balai. « Ça vous plaît ? Merci. Ça a été beaucoup de travail. »
Je me souviens avoir bataillé avec la RMN pour un logo en couverture d’un CD-Rom, pourtant entièrement de notre fait, pour me rendre compte trop tard que le code-barre de l’emballage avait été prévu juste au-dessus… Je me suis toujours demandé pourquoi il leur en coûtait tant d’avouer notre existence, qui ne leur enlève pourtant rien. Je leur disais : « Mettez notre nom en avant ! C’est nous qui ferons vendre vos produits, comme les cinéastes reconnus font vendre leur film. » Je garde ici une citation de Chomsky qui décrit parfaitement les réactions que j’obtenais.
* Cette manifestation de décembre 2000 (numer.00, 2 jours de bouillonnement jubilatoire et d’échanges passionnés aux Beau-Arts, à Paris), ainsi que sa seconde édition d’avril 2002 (numer.02, 3 jours cette fois, au Centre Pompidou pour les conférences et le zapping, à l’IRCAM pour les spectacles, à l’ENSCI pour les workshops avec l’ENSAD…) sont oubliées aujourd’hui, notamment depuis la disparition du site Web de l’association. Heureusement que Shift conserve ses archives… Une exposition s’en était suivie au Centre Pompidou en 2003. (retour)