Muséographie et marketing sont portés par des forces a priori contraires : non qu’elles se contredisent, mais elles regardent le plus souvent dans des directions inverses. De cette opposition naît une dynamique qui peut être très productive, ouvrant sur une démarche intelligente, équilibrée et pragmatique. C’est le lieu du discernement : on fait la part des choses, comme on dit. C’est donc aussi l’objet d’un constant arbitrage pour éviter de basculer dans l’intégrisme signifiant ou dans le clientélisme débridé – mais le petit faible qu’on a actuellement pour le saupoudrage technologique a souvent tendance à faire pencher la balance du même côté, si vous suivez mon regard…
Le SITEM, intitulé « Salon des professionnels de la culture » mais qu’il conviendrait plus logiquement de restreindre aux professionnels des musées, a eu lieu en 2016 du 12 au 14 janvier à la Cité de la mode et du design – à Paris bien sûr.
Ce salon revient de loin. A l’origine il concernait plutôt les prestataires disons techniques : vitrines, sécurité, audioguides propriétaires, gestion de collections, maquettes, etc. A titre d’exemple quand, en 2010, Hyptique (que je dirigeais) y partageait un stand avec ByVOLTA, la synthèse vidéo de notre production, diffusée sur un grand écran, nous attira de nombreuses demandes de renseignement sur… le prix de l’écran.
Mais aujourd’hui le déploiement numérique des musées a changé la donne, et le salon accueille davantage de producteurs de contenu venus rencontrer leur clientèle première – les donneurs d’ordre de projets d’exposition. L’édition 2016 montre bien tout le chemin parcouru : la médiation numérique semble maintenant constituer le métier le plus représenté, ce que confirme d’ailleurs l’avant programme de l’édition 2017.
J’étais particulièrement intéressé par les offres des studios multimédia – les réalisateurs de parcours interactifs, à base de matériels mobiles et/ou fixes. Après avoir conquis le Web, le mot clef « UX » (pour User Experience) a gagné du terrain ici aussi. C’est une bonne chose car, bien qu’on n’ait pas attendu ce buzz word pour scénariser l’expérience interactive, tant s’en faut, l’enjeu n’était pas aussi reconnu et ne constituait pas, contre toute logique, une valeur critique. Aujourd’hui, cela fait partie des objectifs courants et l’on attend de l’acheteur qu’il reconnaisse, et valorise à juste titre, ce critère de réussite.
Cela dit, entre la rhétorique et la pratique il y a plus d’un pas que beaucoup ne prennent pas la peine de franchir : globalement, on ne constate pas une amélioration sensible de l’adéquation des dispositifs interactifs dans les expositions (pour être juste, il faut reconnaître que la qualité relative des productions est aussi souvent le fait de procédures de consultation mal ficelées et/ou de maîtrises d’ouvrage dépourvues des compétences nécessaires pour identifier et formuler correctement leurs besoins). Par contre on assiste à une surenchère de déploiements numériques spectaculaires qu’on doit peut-être, au moins en partie, à cette notion d’expérience.
A priori, cela ne devrait pas faire de mal. C’est déjà assez difficile, par exemple, de tracter ses enfants jusqu’au musée, après les avoir désolidarisés au pied de biche des portables, tablettes et autres consoles qui augmentent le périmètre physique des natifs numériques comme autant de prothèses inaliénables. Si l’on peut invoquer quelques goodies technologiques pour parvenir à ses fins c’est de bonne guerre. Mais cette tendance comporte des effets pervers.
D’abord, en mettant l’accent sur la forme on s’éloigne fatalement du fond : l’attention du public est limitée, les vases communiquent, l’inflation des uns fait la déflation des autres. Si les mémoires sont marquées par la prouesse technologique, c’est souvent au détriment du discours que devait servir le dispositif.
Par ailleurs ces développements ont aussi un coût logiquement proportionnel à l’effet obtenu. Cela n’implique pas nécessairement une diminution équivalente du financement dédié à la production éditoriale de fond, mais on constate un fléchissement des budgets au profit de l’éblouissement. C’est tout le système de valeurs de l’institution muséale qui s’en trouve modifié, d’une manière qui paraît menacer d’érosion les fondements même de la fonction.
Mais, comme toujours, ce n’est pas si simple. D’un côté, et de façon tout à fait indépendante, on assiste à une légitime montée en puissance des impératifs de médiation : le public est de moins en moins considéré comme un mal nécessaire auquel il faut exposer les collections, mais comme la justification même de la conservation, auquel il convient donc de dédier des ressources en rapport. Du coup la production de discours devient la tâche prépondérante au musée : sa fonction première se réalise dans la construction narrative qui portera les expositions. Il est évident que les supports technologiques se prêtent idéalement à cette démarche.
Parallèlement, les technologies, en pénétrant dans le musée, ont servi de cheval de Troie à l’éphémère et à l’anecdotique. Je ne veux pas dire par là que la médiation numérique est par définition contre-productive (il ne me resterait plus, alors, qu’à fermer boutique) mais, et c’est justement la question que je soulève ici, il semble que les commissaires, conservateurs, et responsables des publics soient encore relativement mal équipés pour trier avec discernement les apports technologiques pertinents des autres – cool mais sans véritable valeur ajoutée.
Ce n’est pas comme si personne n’était au courant du problème. On en débat, et quelques stratégies sont identifiées pour lutter justement contre ce glissement. On parle beaucoup de sens, notamment : tout doit être porteur de sens. C’est une bonne approche mais, manifestement, les mailles de ce filet sémantique restent suffisamment larges pour qu’un flux constant de gadgets innovants (!) le traverse en permanence.
Ce qui a fini par me pousser à réagir, en montant sur ma propre tribune, c’est justement un témoignage que les organisateurs du SITEM ont jugé pertinent de glisser dans la vidéo célébrant la cuvée 2016. Le responsable du tourisme d’une grande collectivité francilienne y tient à peu près ce discours : la modernité nous oblige à des résultats ; le visiteur a besoin d’être ébloui ; pour y parvenir nous cherchons l’effet wahou.
Pourquoi ce type de langage me fait-il penser à une publicité pour dentifrice ? Et pourquoi cela me paraît-il incompatible avec la quête de sens que poursuivent les musées en général ? Attention : je ne méprise pas le dentifrice – et je ne sanctifie pas non plus les musées. Il n’empêche que ce qui convient à l’un n’est pas forcément pertinent pour l’autre.
C’est peut-être une simple question de niveau : l’effet wahou, oui, mais pour avoir entrevu la complexité insoupçonnée d’un enjeu qui nous était caché jusqu’alors, et non pour avoir manipulé sans contact la représentation holographique d’un objet dont on a déjà oublié le nom et l’usage.
Bref, il me semble qu’il subsiste des différences importantes entre un musée et un parc à thème, et qu’il vaudrait mieux chercher à les maintenir – même si un responsable du tourisme peut avoir tendance à généraliser la logique de l’entertainment dans sa collectivité, ce qui, après tout, correspond probablement à sa fonction.
L’intégration de la dimension technologique de l’exposition au processus de conception général, mariant ainsi pour un temps scénographes physique et numérique, modèle bicéphale pour lequel je milite par ailleurs, permet justement d’ancrer la logique du dispositif numérique global dans la genèse du projet. Plutôt que l’a posteriorisme de la poignée de cerises sur le gâteau auquel on assiste le plus souvent, on obtient alors un discours unifié où les différentes modalités de médiation se complètent et s’entremêlent avec justesse et efficacité.
Il n’est pas interdit de viser l’émerveillement. Seulement, cet objectif ne doit pas se réaliser au détriment des intentions fondatrices de la démarche. C’est une question de priorités : d’abord la cohérence, ensuite, dépendant des opportunités et des moyens, la séduction – et non l’inverse.